Katmandou, le 12 avril 2020
Cher Pascal,
On vous dit être de lumière avec une âme de sauveur. Pour vous, les cloches sonnent ce matin. De retour de Rome, elles vous raconteront les désastres causés par ce terrible diable. Les pâquerettes ont mis leur collerette pour tenter d’égayer l’assemblée. Pourtant, pas tout le monde ne peut les apercevoir. Difficile en effet de voir un coin de verdure quand on est cloisonné au cinquième étage ou condamné sur un lit d’hôpital.
Votre grand âge appelle le respect. Malgré cela, j’aimerais vous interpeller et vous demander des explications. Étiez-vous fatigué par tous ces gens qui s’agglutinaient sur les routes en votre nom ? Pardonnez-moi, c’est comme si je vous accusais de toute cette catastrophe.
Je ne veux pas vous parler de religion, ce n’est pas mon sujet favori, et je risquerais de toutes les accuser pour leurs trop nombreux massacres. Je préférerais qu’elles aient toutes l’humilité de répondre par « On ne sait pas… ». J’aime plus les doutes que les certitudes.
Puisque je vis désormais dans un pays où la religion est omniprésente et qu’elle est intégrée à la vie de tous les jours, comme une respiration du peuple, dans le respect et la tolérance, je ne peux que m’interroger sur la spiritualité.
Si la spiritualité commence là où la lumière de l’intelligence et de la réflexion commence à poindre, il n’est pas nécessaire de l’associer à la religion. Dans ce cas, la spiritualité ne nous permet-elle pas simplement d’atteindre le bien-être intérieur ? S’occuper de son esprit ? N’est-ce pas cela que recherchent les personnes qui vont dans une église, une mosquée, une synagogue ou autres lieux saints ?
En ce temps de crise, on parle beaucoup des morts, mais jamais de la mort. C’est un peu comme si on refusait de voir l’hiver puisque tout est mort. Alors, même si beaucoup de gens de nos sociétés modernes ne croient plus en rien, je me demande si ce ne serait pas le moment de se tourner vers une citation que j’ai dans la tête depuis le siècle dernier :
Le XXIème siècle sera spirituel ou ne sera pas.
C’est surtout ce …ou ne sera pas… qui m’intrigue. Si j’ai pensé vous écrire ce matin c’est que je m’interroge : ne serait-il pas temps de replacer les valeurs ailleurs ? À l’heure où tant de gens craignent de perdre un de leurs proches, n’est-ce pas le moment de se tourner vers sa propre lumière intérieure ?
Chaque matin, je bois mon café dehors en observant le mouvement sur les toits alentours. Toutes les maisons se terminent en terrasses et comme, selon la croyance locale, la présence du divin se situe toujours dans l’endroit le plus élevé de la maison, c’est sur les hauteurs que l’on pratique les rituels religieux. Je les vois lancer un peu d’eau aux quatre points cardinaux, allumer un bâton d’encens ou une bougie, faire quelque prière, respirer… Leur respiration spirituelle me fait du bien, elle apaise. Ils nourrissent aussi les oiseaux par des offrandes journalières. Ici on vénère les corbeaux, si nombreux dans le ciel de Katmandou, ils sont les messagers de la mort. Avant, cet oiseau me faisait un peu peur, comme s’il était de mauvais augure. Je m’y suis habituée, il me rappelle notre bref passage sur cette planète. Sur les mêmes terrasses, on voit aussi des gens qui pratiquent un peu de sport, surtout depuis le confinement. Alors cela évoque en moi la citation qui remonte à la spiritualité antique :
Mens sana in corpore sano.
Avoir un esprit sain dans un corps sain, cela ne signifie-t-il pas qu’il est de la responsabilité de chacun de s’occuper non seulement de son corps mais aussi de son esprit ?
Cher Pascal, si je voulais vous écrire aujourd’hui, c’est également parce que vous symbolisez le renouveau, la vigueur de la nature qui renaît, l’humilité qui accepte que la vie ne commence qu’à la condition qu’elle finisse un jour. Si les saisons sont réconfortantes, c’est parce qu’on sait plus ou moins quand elles commencent et quand elles finissent. Je n’ai pas peur de la mort, mon chemin me l’a fait rencontrer à des moments où ce n’était pas la saison. Bien sûr elle m’a fait pleurer, mais une lumière intérieure m’a aidée à accepter et à chaque fois j’ai pu renaître avec un nouveau soleil dans le cœur.
Si je regrette de ne pouvoir vous fêter avec les miens cette année, c’est parce que je vais devoir me priver de ce que je préfère le jour où on vous célèbre : la salade aux œufs. Non, cette année je n’aurai pas ma salade aux œufs, avec l’amertume des premières dents-de-lion, arrosée de l’huile de noix parfumée par le goût du terroir d’où je viens. L’œuf est un symbole universel qui représente la naissance du monde pour tant de peuples (Celtes, Grecs, Egyptiens, Phéniciens, Tibétains, Hindous, Chinois, Sibériens et j’en oublie). Alors, je me contenterai des souvenirs, depuis celui où je gobai un œuf en cachette quand j’allais ramasser les œufs au poulailler, jusqu’à celui où mes grands enfants cachèrent encore les œufs dans notre immense jardin. Je n’aurai pas non plus le plaisir de boire le vin extrait de la vigne qui pousse sur la terre de mes ancêtres. Cependant, même si je n’étais alors qu’une enfant, je n’ai pas oublié le goût d’interdit de celui que je buvais secrètement quand je descendais à la cave remplir le pot au tonneau pour mes parents.
Un proverbe russe dit que regretter le passé c’est courir après le vent. Je ne regrette pas du tout le passé, je suis trop impatiente de vivre le présent, mais je m’en nourris, parce que je suis reconnaissante de ce qu’il m’a donné.
Cher Pascal, j’espère qu’à votre façon vous répondrez à mes questions et que vous saurez vous contenter de ces hommages virtuels qu’on vous rendra aujourd’hui… en attendant que chacun puisse retrouver la lumière de sa liberté.
Avec toute mon affection,
Anne-Lise