Connaissez-vous Porte-Plume ? Nom évocateur pour les passionnés d’écriture. Alors, comme j’ai toujours dans la tête une lettre pour un destinataire inconnu, le bec de ma plume a tracé quelques lignes pour envoyer un message… Hier, la douce voix de Manuella Maury a renvoyé l’écho de mes mots sur les ondes de la Radio Suisse Romande…
Voici la lettre… un peu plus longue que dans l’émission, car avec ma manie de ne pas lire les instructions je n’avais pas vu qu’il y avait une longueur maximale…
N’hésitez pas, écrivez à vos proches ! Inondez-les de votre courrier ! La technologie ne remplace pas tout, surtout pour nos aînés qui auront peut-être plus de plaisir à recevoir une lettre plutôt qu’un appel, parce qu’ils pourront lire et relire votre lettre, ou simplement la poser à côté de leur verre solitaire.
Katmandou, le 4 avril 2020
Cher condamné de la dernière heure,
Hier j’ai reçu un message Whatsapp de ma sœur, elle me disait « Tu devrais écouter Porte-plume sur RTS, cela parle d’écriture. » Alors j’ai écouté… et j’ai enfin trouvé un moyen pour vous adresser cet ultime message.
Une infinie tristesse m’habite depuis quelque temps quand je pense à tous ceux qui vont fermer leurs yeux sans revoir leurs proches. Je vous écris parce que je me sens si inutile dans ce combat planétaire, alors que je voudrais montrer combien je suis brave au combat. J’ai eu envie de vous envoyer quelques mots, un dernier regard, un clin d’œil depuis le pays qui abrite le toit du monde. De la terrasse où je suis confinée, on aperçoit les sommets enneigés de l’Himalaya. Le monde est beau, le monde est vaste et la nature est aux commandes de cette perfection qu’on oublie trop souvent. Cependant, la terre, mère généreuse, sait aussi faire preuve de violence quand elle explose ou se déchaine, d’injustice quand elle oublie d’arroser les plus pauvres. Et voilà que dans l’infiniment petit, elle a réussi a dosé tous les éléments pour créer un ennemi minuscule, capable de défier la planète entière. Les armées du monde entier restent impuissantes devant le désastre.
Pourtant, vous, condamné de la dernière heure, vous êtes en ce moment entre les mains de soldats dont on chante les mérites chaque soir sur les balcons. Cette armée blanche est particulière puisqu’elle gagne le combat quand elle sauve des vies. Au moment où votre cœur cessera de battre, ils souffriront de n’avoir pu vous délivrer de ce terrible ennemi. En plus de la douleur de ne plus jamais entendre résonner vos pas, vos proches souffriront par l’absence de tous ceux qui vous ont connu, aimé, respecté, rencontré… Malheureusement, c’est la vie, c’est l’histoire du monde, nous ne pouvons que suivre le chemin de la résignation et laisser les engagés continuer la lutte.
Ce n’est pas la première épidémie sur la planète, par contre c’est la première où l’ennemi, royal par sa puissance, peut se vanter et monter sur la scène mondiale pour afficher avec orgueil le nombre de ses victimes.
Le Népal aussi s’est confiné, bien qu’on ne nous annonce que six cas, dont aucun mortel. Comme le peuple népalais est obéissant, il reste chez lui. Le soleil d’avril inonde les toits de Katmandou. On s’interpelle d’une terrasse à l’autre. Les oiseaux sont plus nombreux dans cette capitale habituellement si chaotique et si polluée. Les chiens continuent d’aboyer, mais les caravanes de touristes sont toutes reparties. On observe de loin ce qui se passe en Europe et ailleurs.
Ce matin, je pense à vous, démuni devant l’inconnu, sûrement effrayé par cette vague qui va vous arracher votre dernier souffle.
J’aimerais vous faire sourire au moment de l’instant final, rappeler à votre mémoire quelque moment délicieux, je ne peux que vous conter l’onde d’espoir que demain nous annonce peut-être. Serons-nous meilleurs après ce tsunami ?
Quand mon grand-père est mort, je me souviens des mots du pasteur : « Il est parti rassasié de jours… », comme si la vie était un grand festin. Bien que je l’imagine difficile, c’est cette sérénité que je vous souhaite, parce que la colère fait mal…
Regardez cette jeune infirmière près de vous, donnez-lui le courage de continuer son combat avant de fermer vos yeux une dernière fois.
Je me souviens de mon père très malade qui craignait ce douloureux passage vers un ailleurs inconnu. Je lui récitai alors la phrase de Mallarmé : « Qui sut se faire aimer ne meurt pas tout entier. » Son visage s’éclaira et il me dit : « Elle est bien ta combine, redis-la-voir. »
« Qui sut se faire aimer ne meurt pas tout entier. » C’est ce que je vous souhaite, cher condamné de la dernière heure.
Puisse la barque qui vous emportera vous emmener vers une rive paisible.
Avec toute mon affection,
Anne-Lise Ravey
(à partir de la minute 9.00)