Les « sources » d’un écrivain, ce sont ses hontes; celui qui n’en découvre pas en soi, ou s’y dérobe, est voué au plagiat ou à la critique.
Emil Cioran
C’est lundi, j’ai la tête dans le brouillard du retour, mais les yeux encore plein des lumières de Paris – c’est un peu paradoxal ce que je dis, puisque quand on voyage dans la capitale, on se déplace comme des taupes dans des galeries – heureusement, ce n’étaient pas les employés du métro qui faisaient grève – à la surface, sur le bitume, des milliers de coureurs ont relevé le défi du marathon, je ne les ai vus que dans le métro ou à l’aéroport (on les reconnaissait à leur démarche), j’étais dans ma cave d’écriture à découvrir les subtilités de la phrase longue.
Cette semaine, j’ai envie de vous parler des émotions, même si j’ai déjà écrit dans tous les sens sur ce sujet. Je vais m’en servir pour motiver mes exercices d’écriture, en utilisant la consigne que je donnais à mes élèves : raconter une histoire qui contient une émotion déterminée, en minimum 100 mots (maximum 180). Je n’ai pas eu l’impudeur d’imposer à mes élèves celle dont je parlerai aujourd’hui, mais je commencerai avec l’émotion la plus difficile à confesser, celle qu’on cherche à esquiver ou à cacher. Cependant, si on cherchait à mieux la comprendre, on s’apercevrait peut-être qu’une accumulation de trop de hontes risque de faire exploser la marmite qui les contient.
Je me revois assise sur la chaise, j’avais cinq ans, il y avait dans la même classe les élèves de 5, 6 et 7 ans. J’adorais déjà l’école et afin d’avoir l’air d’une grande, j’aurais voulu que la maîtresse me confie une mission. Comme je venais de comprendre qu’il fallait lever le bras avant de parler, c’est ce que je fis. La maîtresse attendit le silence avant de me donner la parole. Je demandai sur un ton sérieux :
- Mademoiselle, je peux aller taper les trottoirs ?
Toute la classe éclata de rire, y compris la maîtresse. La honte fit chauffer mes joues et me donna envie de disparaître quand je compris qu’on se moquait de moi, parce que j’avais confondu le mot trottoir avec le mot frottoir, c’était ainsi que l’on désignait l’instrument qui servait à effacer le tableau noir et qu’on allait frapper dans la cour pour enlever la poussière des craies. En ce temps-là, il n’y avait encore aucun trottoir dans mon petit village.